| nathalie magnan on Tue, 7 Mar 2000 11:51:27 +0100 (CET) |
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| [nettime-fr] Arno* : L'entreprenaute, le capital-risque et ta mère |
ARNO* arno@scarabee.com
de http://www.scarabee.com
L'entreprenaute, le
capital-risque et ta
mère
14 février 2000
Nouvelle économie : bientôt
tous en short !
Décidément, le dossier de
Libération sur les
« entreprenautes » (les jeunes
entrepreneurs de l'Internet) ne
passe pas. Que ce quotidien qui, il
y a quelques années, publiait un
cahier multimédia d'excellente
facture succombe aujourd'hui au
discours des cyber-neuneus de la
nouvelle économie, avec les
copains, on ne s'en remet pas. Du
coup, nous y allons tous de nos
articles sur le sujet.
Le pote Erwan a ouvert le bal
avec un article remarquablement
documenté sur les start-up dans
l'Ornitho, l'ami Lazuly nous livre
deux éditos réjouissants sur la
maladie mentale de la prétendue
« nouvelle démocratie des
consommateurs en ligne » et, aux
dernières nouvelles, ma bonne
copine Mona ne va pas tarder à se
farcir le cyber-journalisme de
complaisance dans Périphéries.
Du coup, vu que je suis un
webmestre grégaire, je m'en va
faire comme les copains et vous
livrer l'édito du Scarabée sur la
nouvelle économie.
Avant de commencer, quelques
rappels de base sur les
néologismes de la nouvelle
économie (pour ceux d'entre vous
qui vivraient sur une autre
planète). Le fondement de cette
économie est la start-up : une
entreprise à très fort potentiel de
développement, dont l'activité est
centrée sur les nouvelles
technologies de l'information et de
la communication (NTIC).
L'entreprenaute (© Laurent
Mauriac) est le créateur d'une
start-up, généralement jeune,
incompétent en tout, mais doué
d'un aplomb hors du commun. Le
développement des start-up est
assuré par le financement par
capital-risque : des fonds
d'investissement dont le modèle
n'est pas la croissance stable de
l'entreprise, mais la spéculation à
l'extrême ; pour le
capital-risqueur (investisseur
du capital-risque), le but n'est pas
d'investir dans 10 entreprises qui
réussiront toutes à se développer
« normalement », mais d'avoir,
sur ces 10, une seule dont le
développement sera monstrueux
(les 9 autres, elles, disparaissent).
Le spectacle de la vie (et de la
mort) des start-up ne cesse
d'étonner. L'insondable nullité des
« concepts » qu'elles proposent,
l'incompétence crasse de leurs
fondateurs, les dépenses
publicitaires extravagantes de ces
entreprises naissantes (et souvent
minuscules), l'enthousiasme béat
de la presse pour ces fadaises et,
surtout, les investissements massifs
des marchés financiers, via le
capital-risque, dans ces entreprises
dont le moindre début de
commencement de jugeote suffit à
déterminer la médiocrité, tout cela
semble inexplicable. Pour
résumer : pourquoi autant
d'argent, de publicité et
d'enthousiasme pour des
entreprises ne disposant d'aucune
inventivité, d'aucune compétence
propre, d'aucune infrastructure
physique, ne créant ni richesses ni
emplois ?
La réponse se trouve au bout de la
chaîne : l'entrée en bourse, à
moyen terme, des start-up (aux
Etats-Unis, sur le désormais
fameux Nasdaq). Tout le système
de la nouvelle économie repose
sur ce but ultime (et cet édito va
vous lasser à force de le répéter) :
la cotation en bourse des start-up.
C'est en effet à cet instant précis
que tous les participants
« récupèrent leurs billes » et
justifient ainsi leurs
investissements des quelques
années qui ont précédé.
Aucune start-up ne gagne d'argent
de par son activité propre. Elle
n'est pas faite pour ça. Les
investissements publicitaires sont
tels que jamais elle ne sera
rentable du seul fait du service
qu'elle prétend fournir. Ce ne sont
pas les portails médiocres, la vente
de produits en ligne ni l'affichage
de bandeaux publicitaires qui
permettent d'obtenir le résultat
escompté par le capital risque :
puisqu'une seule start-up sur dix
survit, alors celle-ci doit voir sa
valeur multipliée par 10 en
quelques années (ce qui est, la
société capitaliste traditionnelle le
sait depuis des siècles,
rigoureusement impossible du seul
fait du travail productif). Toutes
les start-up dépensent plus qu'elles
ne gagnent, c'est un fait avéré :
celles qu'on nous donne en
exemple (Yahoo, Amazone)
étaient très déficitaires au moment
de leur entrée en bourse. De fait,
sur quoi se rembourse le
capital-risqueur ? Sur l'entrée en
bourse : s'il investit 200 millions
dans une entreprise qui est,
finalement, capitalisée à hauteur
de 2 milliards à l'introduction sur
le marché, il a gagné 10 fois sa
mise. La rupture avec le modèle
capitaliste habituel est là (et c'est
ce piège qui fait que,
généralement, les critiques de la
nouvelle économie se trompent de
cible) : le capital-risque n'investit
pas pour qu'une entreprise lui
verse des dividendes (selon le
principe traditionnel de
l'actionnariat - voir mon édito sur
l'arnaque pyramidale), mais pour
se rembourser sur la première
capitalisation en bourse de cette
entreprise. Le but n'est pas la
rentabilité de l'entreprise, mais
son « achat », in fine, par le
marché.
Idem pour l'entreprenaute. On le
sait, ce jeune homme est rarement
riche, il travaille comme un
damné et est payé en
stock-options, c'est-à-dire des
actions virtuelles de son
entreprise. Ces actions, hors de la
capitalisation boursière, ne valent
rien, c'est du papier ; leur valeur
sera fixée, justement, lors de la
première cotation en bourse. Le
but ultime de l'entreprenaute n'est
donc pas, comme un petit
entrepreneur débutant, de créer
une activité stable à la croissance
régulière, mais de réussir, dans
quelques années, à vendre son
entreprise au marché le plus cher
possible.
L'activité d'une start-up, autant du
point de vue de l'entreprenaute
que du capital-risqueur, est donc
toute entière tournée vers la
séduction des marchés financiers :
le but n'est pas la création de
richesses et d'emplois, la
rentabilité productive ni le
progrès des compétences (laissons
tout cela aux idéalistes !), mais
l'intoxication des investisseurs lors
de l'introduction sur le marché.
L'activité de l'entreprise (vendre
des bidules, rerouter des emails,
héberger des sites...) est donc
secondaire dans cette optique (et,
de toute façon, peu rentable) : ça
n'est que l'alibi d'un mensonge
spéculatif plus vaste. Il ne s'agit
pas, en quelques années, de
réellement valoir quelque chose,
mais de faire croire au marché
que l'on vaut quelque chose.
Première étape : créer la start-up.
Dans notre optique (truander le
marché), il ne s'agit pas de
trouver une idée originale ou de
développer une technologie
innovante (ça, c'est de la
propagande pour ministre de
l'économie), mais d'adapter en
France un concept qui a déjà
fonctionné aux Etats-Unis. Par
« fonctionner », j'entends bien
entendu « qui a réussit son entrée
en bourse », et non qui aurait
atteint une belle rentabilité
productive. D'où la multiplication
de ces start-up toutes identiques
fondées sur des concepts idiots
(genre : « si 25 internautes se
fédèrent pour acheter un produit,
ils obtiendraient un meilleur prix
qu'un supermarché qui, lui, en
achète 20 000 exemplaire »).
Ensuite, trouver un
capital-risqueur. Voyez les
« First Tuesday » décrits par
l'Ornitho. Soyons clair : ici tout le
monde sait exactement que tout le
monde ment, c'est le règne du
cynisme à l'état pur.
L'entreprenaute sait que son
concept est nul, et l'investisseur en
est parfaitement conscient. Un
vaste et savant jeu de
faux-semblants : tout en faisant
mine de causer qualité,
innovation, production, chacun
sait qu'il organise l'escroquerie
des marchés financiers. Ici
l'investisseur ne choisit pas un
« bon concept », il sélectionne les
entreprenautes selon leur niveau
de cynisme, selon qu'ils savent lui
faire comprendre, sans le dire,
qu'ils savent que l'autre sait... « Je
te tiens, tu me tiens, par la
barbichette ». Mise de base : 20
millions de francs (c'est-à-dire :
que dalle).
Cette première mise sert de test.
Si l'entreprenaute dépense ces 20
millions dans la formation et la
recherche technologique, s'il
embauche des journalistes pour
créer du contenu de qualité, s'il
paie de vrais salaires, s'il achète
des machines, bref s'il monte une
véritable activité, l'aventure
s'arrête là. Si, au contraire, il
dépense 10 millions dans une
campagne d'affichage dans le
métro, s'il installe ses trois
stagiaires et son CDD dans des
locaux somptueux dans le Sentier,
s'il sait inviter les journalistes à
des conférences de presse dont le
message est : « baffrez-vous de
Champagne et de petits
fours, c'est la nouvelle
économie qui paie », s'il
distribue de coûteux gadgets
promotionnels, si la presse
commence à parler avec
enthousiasme de cette jeune et
dynamique entreprise française
(qui concurrence les Américains
sur leur propre marché,
rendez-vous compte !), alors il est
bon pour la phase suivante.
L'entreprenaute a donc brûlé ses
liquidités en un temps record, n'a
pas créé d'emplois ni développé de
compétences... le capital-risqueur
est fier de lui ! Passons aux choses
sérieuses : les rallonges de fonds
par centaines de millions de
francs.
Avec, encore et toujours, des
campagnes de publicité
pharaoniques, comparativement à
la taille et à l'activité de ces
entreprises. Paradoxalement, la
cible de ces campagnes dans le
métro, à la télévision, dans la
presse, n'est pas l'utilisateur de
l'Internet, mais le marché. En
effet, ces dépenses somptuaires ne
seront jamais compensées par
l'activité supplémentaire qu'elles
génèrent pour la boîte. Les
campagnes coûtent beaucoup plus
que le surcroît d'activité induit ne
rapporte, et cela dans des
proportions phénoménales.
Encore une fois, c'est un vaste jeu
de faux-semblants : la campagne
grand public ne sert qu'à faire
croire au marché que « tout le
monde » connaît cette entreprise.
Lors de l'introduction en bourse,
l'épargnant susceptible d'investir
dans la start-up
« GadgetIdiot.com » doit réagir
ainsi : « Ah oui,
"GadgetIdiot.com", c'est
l'événement boursier dont
toute la presse parle », et il
demande leur avis à ses proches
(parce qu'il ne pige rien à cet
Internet et qu'il n'a aucun moyen
de connaître l'activité réelle de la
boîte - dont Erwan a décrit
l'opacité dans son article), son
gamin de 14 ans lui explique :
« ah ouais, "GadgetIdiot.com,
le Web des communautés de
cybernautes malins », j'ai vu
la pub à la télé, ouais,
trop classe, la pub ». Puisque
son fils (qui a le plus grand mal à
apprendre ses leçons mais qu'est
vachement doué avec son
ordinateur, tu le verrais avec sa
souris, j'y comprends rien comme
il va vite...) se souvient par coeur
du slogan, l'épargnant est rassuré
et se dit qu'il a bien raison
Jean-Pierre Gaillard, c'est
l'affaire de la semaine, vachement
innovante et dynamique et tout et
tout... La publicité ne vend pas les
services de l'entreprise au grand
public, elle vend (indirectement)
l'entreprise elle-même au marché.
Ca n'est pas la presse qui va le
détromper : non seulement celle-ci
vit directement des budgets
publicitaires des start-up (dont,
encore une fois, l'activité
principale consiste à brûler les
fonds dans la communication),
surtout elle investit elle-même
dans la nouvelle économie. Les
grands journaux fondent leurs
propres portails, filiales
multimédias, agrégateurs de
contenus sur le modèle de la
start-up. Le Figaro ne va pas
débiner le principe du portail et
flinguer son « ParisAvenue.fr »,
Le Monde ne va pas dénoncer son
partenaire Grolier (Club Internet)
et leur bébé commun, « Le Monde
interactif », chantre du
cyber-gadget niais et de la
cyber-économie triomphante. Et
cetera. Et l'alibi classique : « la
rédaction est indépendante des
annonceurs » ne tient plus ; en
passant les publicités de ces
entreprises, dont l'unique objet est
l'intoxication du marché au moyen
de leurs budgets de
communication, la presse devient
activement complice du mensonge.
Reste que tous les investisseurs ne
sont pas de simples abrutis
sensibles aux sirènes du
marketing. Ils veulent des gages
plus traditionnels. Cette
crédibilité, les start-up
l'obtiennent lors de la dernière
mascarade avant l'entrée en
bourse : les fusions-acquisitions.
Deux start-up aux activités
imbéciles et aux résultats navrants
(et souvent mal connus) annoncent
fièrement leur fusion à la presse
(re-petits fours, re-Champagne...)
qui en fait ses gros titres. Ultime
gage : une bonne grosse entreprise
reconnue achète la/les start-up
(re-re-Champagne...). Si un
mastodonte investit dans cette
boîte, c'est donc qu'elle est très
crédible ; sauf que les
capitaux-risqueurs eux-mêmes
sont des filiales des mastodontes
en question. On rachète ce qu'on
possède déjà pour crédibiliser
l'ensemble. Là, l'intoxication est
achevée, l'excitation du marché est
à son comble : le moment idéal
pour l'introduction sur le marché,
la ruée des petits épargnants et des
fonds de pension.
L'entreprenaute convertit ses
stock-options en actions (cette
fois, du vrai argent) et la
capital-risqueur touche le bénéfice
de ses investissements. Fin du
parcours. Le marché n'a rien
acheté d'autre qu'une énorme
campagne de communication.
Oui mais... et maintenant que
l'entreprise est cotée en bourse ?
Que se passera-t-il lorsque les
actionnaires comprendront qu'ils
possèdent des entreprises qui ne
valent rien, dont l'activité est à
peine bénéficiaire, qui n'a
développé ni infrastructures ni
compétences ? Que se passera-t-il
lorsque le mensonge sera éventé ?
Rendez-vous au prochain crash.
ARNO* arno@scarabee.com
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